Chapitre 20

 

— Eh bien, murmura Teresa, voilà autre chose…

Dalton suivit son regard et vit Claudine Winthrop tenter de se frayer un chemin dans la foule d’invités surexcités. Elle portait une robe qu’il avait déjà vue quand il était en poste à Fairfield. Une ancienne coupe, étonnamment pudique. Bref, une tenue très différente de celle qu’elle arborait au début de la soirée. Sous la couche de poudre rose, soupçonna Dalton, son visage devait être couleur de cendre. La belle confiance de cette empêcheuse de tourner en rond venait de se volatiliser…

Les convives venus de Fairfield, les yeux écarquillés, tentaient de mémoriser le décor pour n’épargner à leurs amis aucune information sur leur extraordinaire soirée chez le ministre de la Civilisation. Une invitation au domaine était un grand honneur, et s’imprégner des détails comptait beaucoup, quand on avait l’intention de se vanter.

Entre les riches tapis placés à intervalles réguliers sur le sol, les curieux avaient tout loisir d’admirer le superbe parquet en chêne verni. Pareillement, il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer que les tentures, devant les fenêtres à vitraux, étaient brodées de fil d’or. En passant, plus d’une femme les pinçait entre le pouce et l’index pour s’assurer que le tissu couleur de blé mûr était aussi épais et mœlleux qu’il le semblait. Les hommes, eux, s’émerveillaient plutôt devant les colonnes de marbre nervurées qui soutenaient la galerie taillée à même la pierre, qui faisait tout le tour de la salle au somptueux plafond en berceau rehaussé de boiseries en acajou.

Dalton leva sa coupe en étain et but une gorgée d’un des meilleurs vins de la vallée de Nareef. La nuit, avec toutes les lampes et les chandelles allumées, la salle des fêtes avait une sorte d’aura mystique. Lors de ses premières soirées, il lui avait fallu beaucoup de discipline pour ne pas s’ébaubir comme un vulgaire visiteur venu de Fairfield.

Un long moment, il regarda Claudine Winthrop se faufiler entre les invités en superbes atours. Serrant une main ici, tapotant un coude là, elle ne manquait pas de saluer toutes ses connaissances et de répondre courtoisement à leurs questions. Après ce qu’elle venait de vivre – une expérience que Campbell imaginait très bien – cette diablesse de femme trouvait les ressources de faire bonne figure en société.

Épouse d’un riche homme d’affaires choisi par les marchands et les négociants pour les représenter au ministère, Claudine n’était pas un membre négligeable de la petite communauté qui vivait et travaillait au domaine. Quand ils constataient que son mari semblait assez vieux pour être son grand-père, les non-initiés pensaient qu’il s’était acheté une jeune beauté pour adoucir ses vieux jours. Mais ils se trompaient du tout au tout.

Edwin Winthrop avait commencé en bas de l’échelle : un simple fermier qui cultivait du sorgho, une plante qui poussait en abondance dans le sud d’Anderith. Produisant lui-même de la mélasse avec ses récoltes, il s’était peu à peu enrichi. Économe par nature, il avait fait son petit bonhomme de chemin sans jamais céder à la tentation de vivre dans le luxe. Une demeure modeste mais confortable, des vêtements agréables sans être voyants et une épouse… Ses ambitions s’arrêtaient là, et il les avait comblées au-delà de ses espérances.

Avec l’argent qu’il ne gaspillait, pas, Edwin avait acheté des troupeaux qu’il nourrissait en recyclant le sorgho qui ne lui servait pas à fabriquer de la mélasse. En vendant une partie de ses bêtes, il avait pu moderniser ses étables et acheter une distillerie où il produisait son propre rhum au lieu de vendre sa mélasse à des bouilleurs de cru. Avec les bénéfices de cette activité, il avait loué davantage de terres, acquis de nouveaux troupeaux et ajouté plusieurs distilleries à son patrimoine. Toujours soucieux de se développer, il avait ensuite acheté des entrepôts et des chariots pour assurer lui-même le transport de sa production. Le rhum Winthrop était connu de Renwold à Nicobarese, et on en dégustait de Fairfield jusqu’en Aydindril. En faisant tout lui-même – ou plutôt en chargeant ses employés du travail –, Edwin Winthrop avait créé une formidable machine qui réduisait tous les coûts de production et lui rapportait une fortune.

Resté très simple et d’une scrupuleuse honnêteté, il était universellement apprécié. Son succès assuré, il s’était autorisé à prendre femme. Fille d’un marchand prospère qui lui avait assuré une excellente éducation, Claudine était encore une adolescente lorsqu’elle l’avait épousé, une quinzaine d’années plus tôt.

Douée pour la comptabilité, elle veillait sur chaque sou avec autant de soin que son mari. Se révélant un bras droit talentueux – un peu comme Dalton pour le ministre –, elle avait aidé Edwin à doubler sa fortune. Même dans sa vie privée, cet homme avait fait le choix de la prudence et de la sagesse. Après une existence passée à cultiver l’austérité, il s’était offert la rare satisfaction d’avoir une compagne à la fois séduisante et compétente.

Après l’élection d’Edwin au poste de représentant des marchands, Claudine s’était révélée une juriste de première qualité. Dans l’ombre, elle participait à la rédaction des lois sur le commerce que son mari proposait au ministre. En réalité, soupçonnait Dalton, ce devait même être elle qui les soufflait à l’oreille d’Edwin. Et quand il n’était pas disponible, elle n’hésitait pas à négocier à sa place avec le ministre ou ses collaborateurs. Au palais, personne n’aurait commis l’erreur de la tenir pour la « danseuse » d’un vieil homme riche à ne plus savoir qu’en faire.

À part Bertrand Chanboor, bien entendu. Mais il tenait toutes les jolies femmes pour des objets de plaisir…

Dalton avait souvent vu dame Winthrop rougir, battre des cils ou sourire timidement quand elle était face au ministre. Une aubaine pour Bertrand, qui pensait que la pudeur, chez les femmes, était un signe de coquetterie. Claudine avait-elle innocemment joué de sa séduction devant un homme important ? Ou cherchait-elle des… attentions… que son vieux mari ne pouvait plus lui prodiguer ? Après tout, elle n’avait pas d’enfant, un signe qui ne trompait guère.

Avait-elle cherché à s’attirer quelque avantage en ayant une liaison avec Bertrand ? Et découvert, comme beaucoup d’autres avant elle, qu’il ne fallait rien attendre de lui ?

Claudine Winthrop n’était pas une oie blanche, et encore moins une idiote. Pour être franc, Dalton ignorait ce qui s’était passé. Bertrand avait tout nié en bloc, comme d’habitude, et ça ne voulait strictement rien dire. Mais en demandant une entrevue au directeur Linscott, Claudine avait dépassé le stade de courtoises négociations autour de l’une ou l’autre prébende. La force était à présent le seul moyen de la contrôler.

Dalton désigna l’épouse d’Edwin avec sa coupe de vin.

— On dirait que tu avais tort, Tess, murmura-t-il. Certaines femmes, ce soir, n’ont pas décidé de montrer leurs appas à tout le monde. Claudine serait-elle pudibonde ?

— Non, il y a autre chose, répondit Teresa, perplexe. Mon chéri, elle ne portait pas cette robe tout à l’heure. Mais pourquoi se serait-elle changée pour enfiler une vieillerie ?

— Si nous allions le découvrir ? proposa Dalton. Il vaut mieux que tu parles. Venant de moi, ce serait un peu… déplacé.

Teresa interrogea son mari du regard. Le connaissant assez, elle devina que sa dernière phrase n’était pas anodine. Un plan compliqué était en cours, et elle ne manquerait pas d’y jouer le rôle que Dalton entendait lui assigner.

Avec un sourire, elle plia une main et tendit le bras à son époux. Claudine n’était pas la seule femme de tête du domaine…

Elle sursauta quand Teresa lui tapota l’épaule, se retourna et eut un sourire nerveux.

— Bonsoir, Teresa. (Claudine esquissa une révérence à l’intention de Dalton.) Messire Campbell…

Le front plissé, Teresa se pencha vers son « amie ».

— Claudine, que t’arrive-t-il ? Tu n’as pas l’air bien du tout. Et ta robe ? Il me semble que tu t’es changée ?

— Ne t’inquiète pas… Avec tout ce monde, j’étais nerveuse. Parfois, la foule me rend un peu malade. En sortant prendre l’air, j’ai glissé sur je ne sais quoi et je suis tombée.

— Par les esprits du bien, vous voulez vous asseoir, dame Winthrop ? demanda Dalton. (Il prit Claudine par le bras, comme s’il voulait la soutenir.) Allons, je vais vous chercher une chaise !

— Non, je me sens très bien. Mais merci quand même. En m’étalant dans la boue j’ai sali ma robe, et j’ai dû aller en mettre une autre. C’est tout…

Alors que Dalton s’écartait d’elle, il vit que Claudine avait les yeux rivés sur son épée. Depuis son retour, elle regardait bizarrement toutes les armes, avait-il remarqué.

— On dirait quand même que…

— Non, il n’y a rien d’autre ! En tombant, je me suis cogné la tête contre quelque chose, c’est pour ça que j’ai l’air un peu confuse. Mais ce sera vite oublié. Cet incident a… comment dire… un peu ébranlé ma confiance.

— Je comprends, dit Dalton, plein de compassion. Ce genre d’avanie nous rappelle combien la vie est courte. On se croit éternel, et on peut disparaître d’un instant à l’autre !

Les lèvres tremblantes, Claudine dut déglutir avant de répondre.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire. Mais je me sens mieux maintenant. Et mon assurance revient.

— Vraiment ? Je n’en serais pas si sûr…

— Dalton, intervint Teresa, tu ne vois pas que notre pauvre amie est bouleversée ? (Elle poussa son mari du coude.) Va t’occuper de politique pendant que je prends soin d’elle !

Dalton inclina la tête et s’éclipsa pour laisser tout loisir à sa femme de cuisiner Claudine. Il était très content des deux jeunes Hakens. À l’évidence, ils avaient terrorisé leur victime, comme si elle avait été entre les mains du Gardien en personne. Et à la voir tituber, ils n’avaient pas dû lésiner sur les coups. Excellent ! La violence aidait souvent à mettre du plomb dans la tête des gens.

Dalton était surtout ravi d’avoir bien jugé Fitch. Pour ça, il lui avait suffi de voir comment il regardait son épée. Claudine avait peur de l’arme, alors que le Haken brûlait d’en posséder une. Une preuve d’ambition ! Morley pouvait également se révéler utile, mais il n’était qu’une montagne de muscles sans cervelle. Fitch comprenait les ordres en profondeur, et son envie de s’élever dans la hiérarchie en ferait un très bon serviteur. À cet âge, on ne savait pas encore que c’était une chimère – en tout cas, pour la majorité des gens.

Dalton serra la main d’un homme qui le félicita chaudement de sa promotion. Incapable de se rappeler le nom du type, il sourit et ne l’écouta qu’à moitié, pressé de lui fausser compagnie.

Le directeur Linscott venait de terminer une conversation au sujet des impôts qu’un négociant devait payer sur le blé qu’il gardait dans ses granges. Un sujet d’importance, quand on connaissait les réserves de céréales que détenait Anderith.

Dalton salua l’inconnu qui le flagornait, s’éloigna et s’approcha de Linscott.

Quand le directeur se retourna, il lui sourit et s’empara de sa main avant qu’il ait le temps de la retirer.

— Je suis si content que vous soyez venu, directeur Linscott ! J’espère que vous appréciez la soirée. Le ministre a tant de choses à discuter avec vous.

Élancé mais robuste, Linscott affichait sur son visage bronzé l’expression d’un homme qui souffre perpétuellement d’une rage de dents. Comme Dalton s’y attendait, il ne lui rendit pas son sourire.

Les quatre directeurs les plus âgés étaient des maîtres de guilde. Le premier appartenait à celle des tisserands, très importante. Le deuxième dirigeait l’association des fabricants de parchemin. Le troisième était un maître armurier, et Linscott présidait la guilde des maçons. Parmi les autres directeurs, on trouvait des prêteurs sur gages et des marchands respectés, un conseiller juridique et plusieurs avocats.

La jaquette de Linscott était franchement démodée, mais en excellent état, et sa couleur marron clair, s’harmonisait très bien avec ses fins cheveux gris. Son épée devait être une antique arme de famille. Cela dit, les décorations en laiton du fourreau brillaient comme des diamants, encadrant l’emblème en argent des maçons – le compas de l’architecte – fixé sur le cuir noir. Et la lame de l’épée, à n’en pas douter, devait être aussi affûtée que l’esprit de son propriétaire.

Linscott ne faisait aucun effort pour impressionner les autres. Cela semblait lui venir naturellement, comme une maman ours qui sait s’occuper spontanément de ses petits. Et à ses yeux, le peuple d’Anderith tout entier était une immense portée d’oursons !

— Oui, répondit-il, j’ai entendu parler des grands desseins du ministre. On murmure qu’il envisage d’ignorer les conseils de la Mère Inquisitrice et de rompre avec les Contrées du Milieu.

— Directeur, je suis sûr de ne pas outrepasser mes fonctions en affirmant que le ministre cherche à assurer un avenir prospère à son peuple. Rien de plus, et rien de moins.

» Prenons votre cas personnel… Qu’arrivera-t-il si nous nous allions à l’empire d’haran ? Le seigneur Rahl exige que tous les royaumes renoncent à leur souveraineté. Cela signifierait, je suppose, que nous n’aurions plus besoin de directeurs de l’Harmonie culturelle…

— Il ne s’agit pas de moi, Campbell ! lâcha Linscott, inhabituellement prompt à s’emporter. L’enjeu, c’est la liberté de tous les peuples des Contrées du Milieu. Et leur avenir ! Il n’est pas question que notre pays ploie sous le joug de l’Ordre Impérial et lui serve de base avancée pour conquérir les Contrées !

» L’ambassadeur d’Anderith nous a transmis les propos exacts du seigneur Rahl. Les pays devront lui prêter allégeance et se placer sous son commandement, mais ils conserveront leurs spécificités culturelles, si elles ne sont pas contraires aux lois communes. La Mère Inquisitrice a donné sa parole qu’il en serait ainsi.

Dalton inclina respectueusement la tête.

— Vous comprenez mal la position du ministre Chanboor, j’en ai peur… Il proposera au pontife de suivre le conseil de la Mère Inquisitrice, s’il croit sincèrement que c’est dans l’intérêt du peuple. Notre civilisation est en jeu, après tout ! Le ministre ne se précipitera pas pour choisir un camp. L’Ordre Impérial peut nous offrir de meilleures perspectives de paix. Et c’est tout ce qui intéresse mon supérieur.

— Les esclaves vivent en paix…, lâcha Linscott, le regard noir.

Dalton fit mine de n’avoir pas compris.

— Votre esprit est trop vif pour le mien, directeur.

— Campbell, vous semblez prêt à vendre votre pays et sa culture sur la foi des promesses d’une horde de sauvages obsédés par l’idée de conquérir de nouveaux territoires. Pour quelle autre raison seraient-ils ici, selon vous ? Et comment pouvez-vous annoncer tranquillement votre intention d’enfoncer un couteau dans le cœur des Contrées du Milieu ? Quel genre d’homme êtes-vous pour tourner le dos à la Mère Inquisitrice, après tout ce qu’elle a déjà fait pour nous ?

— Directeur, j’ai peur que…

Linscott leva un poing rageur.

— Ceux de nos ancêtres qui ont combattu les hordes Hakennes alors qu’ils auraient dû les accueillir à bras ouverts, selon vous – se retournent sûrement dans leurs tombes en vous entendant jeter aux orties leur sacrifice et notre héritage !

Dalton attendit un assez long moment avant de répondre, pour laisser à Linscott le temps d’entendre l’écho de ses paroles résonner dans la salle. C’était pour obtenir une tirade de ce genre qu’il avait provoqué le directeur…

— Je sais que vous êtes sincère, messire Linscott, dit-il. Vous aimez notre peuple et brûlez de le défendre, personne n’en doute. Désolé de constater que vous doutez de la sincérité de mes convictions… (Il s’inclina.) En espérant que vous apprécierez la suite de la soirée…

Accepter aussi gracieusement une telle insulte était le summum de la courtoisie. En filigrane, cela soulignait que celui qui venait de porter un coup aussi bas à son interlocuteur était indigne de l’antique code d’honneur anderien.

Seuls les Hakens, dans l’histoire, avaient traité aussi vilement les Anderiens.

Manifestant un respect absolu envers l’homme qui venait de le souffleter symboliquement, Campbell se détourna comme si on l’avait congédié. La réaction d’un humble Anderien bafoué par un grand seigneur haken…

Bien entendu, Linscott rappela l’assistant, qui se retourna sans hâte.

Le directeur se tordit la bouche, comme pour la forcer à se livrer à un exercice rare : sourire à un adversaire politique.

— Dalton, je me souviens de votre passage chez le juge suprême, à Fairfield. À l’époque, je vous tenais pour un homme d’une haute moralité. Et je n’ai pas changé d’avis.

Dalton écarta légèrement les bras, comme s’il était prêt à encaisser une nouvelle insulte, selon le bon vouloir de son interlocuteur.

— Merci, directeur… Venant d’un homme aussi respecté que vous, ce jugement est des plus flatteurs.

Linscott hésita un moment, à croire qu’il s’agaçait d’avoir déjà épuisé sa réserve d’amabilités.

— Dans ces conditions, dit-il enfin, j’ai du mal à comprendre que la femme de ce parangon de vertu exhibe ainsi ses appas…

Dalton sourit. Si les mots pouvaient sembler à double sens, le ton était conciliant. En approchant de Linscott, il prit une coupe de vin sur le plateau d’un serviteur puis la tendit au directeur, qui l’accepta de bonne grâce.

Campbell oublia son ton officiel et parla à Linscott comme s’ils avaient usé leurs fonds de culotte ensemble sur les bancs de l’école.

— Pour être franc, je me le demande aussi. Teresa et moi avons eu une dispute à ce sujet. Elle prétend que ces tenues légères sont à la mode. Étant son seigneur et maître, je lui ai formellement interdit de porter la robe en question.

— Alors, pourquoi l’a-t-elle sur le dos ?

— Parce que je ne la trompe pas, directeur, soupira Dalton.

Linscott en plissa le front de perplexité.

— Je suis ravi d’apprendre que vous ne cédez pas au laxisme moral en vogue dans les plus hautes sphères du royaume. Mais quel rapport avec ma question ?

Dalton but une gorgée de vin et Linscott l’imita.

— Eh bien, puisque je ne la trompe pas, si j’avais toujours le dernier mot, mes nuits risqueraient d’être très ennuyeuses…

Pour la première fois, le directeur eut un petit sourire.

— Je vois ce que vous voulez dire…

— Les femmes, ici, s’habillent d’une façon choquante. Dès mon arrivée, j’en ai été indigné. Mais Teresa est très jeune, et elle ne veut pas se singulariser, afin de se faire des amies. Elle craint d’être mise à l’écart par ces dames…

» J’ai abordé ce sujet avec le ministre, qui partage mon opinion sur la décence. Hélas, dans notre culture, les femmes disposent d’une grande liberté vestimentaire. Mais Bertrand Chanboor et moi travaillons à un plan pour les orienter sur une meilleure voie…

— Eh bien, approuva Linscott, j’ai aussi une épouse, et je ne la trompe pas non plus. Ravi de vous compter dans les rangs de ceux qui croient qu’un serment est sacré, en particulier dans le cadre du mariage.

La culture anderienne reposait pour l’essentiel sur un code d’honneur où la parole donnée était une valeur fondamentale. Respecter ses engagements, voilà ce qui comptait ! Hélas, Anderith changeait. Beaucoup de gens s’inquiétaient de voir les tabous tomber les uns après les autres. Dans le grand monde, la débauche n’était plus seulement tolérée, mais encouragée.

Dalton regarda Teresa, puis le directeur, et de nouveau Teresa.

— Messire Linscott, puis-je vous présenter mon adorable épouse ? Ne refusez pas, je vous en prie. Un homme de votre stature devrait avoir une influence bénéfique sur elle. Comparé à vous, qui suis-je pour donner des leçons de décence ? Quand j’aborde ce sujet, elle croit que la jalousie me dicte mes propos.

— Si cela peut vous faire plaisir, je consens volontiers à faire sa connaissance.

Quand Dalton et le directeur rejoignirent les deux femmes, Teresa tentait de convaincre Claudine de boire un peu de vin pour se requinquer.

— Teresa, dame Winthrop, puis-je vous présenter le directeur Linscott ?

Très souriante, Teresa regarda Linscott dans les yeux pendant qu’il lui baisait la main. Lorsqu’il lui rendit le même hommage, Claudine baissa la tête. On eût dit qu’elle mourait d’envie de se jeter dans les bras de cet homme pour qu’il la protège. Ou de tourner les talons et de s’enfuir à toutes jambes. Posant une main rassurante sur son épaule, Dalton l’aida à ne pas céder à la panique.

— Tess, ma chérie, le directeur et moi parlions de la mode féminine, parfois un peu frivole, selon nous…

Teresa inclina une épaule vers le directeur, comme si elle voulait lui parler en privé.

— Mon mari est tellement vieux jeu ! Qu’en pensez-vous, directeur Linscott ? Approuvez-vous mon choix ? (Elle eut un sourire rayonnant.) Trouvez-vous ma robe jolie ?

Linscott étudia brièvement la tenue de dame Campbell.

— Très seyante, ma chère… Très seyante.

— Tu vois, Dalton, je te l’avais bien dit ! Ma tenue est bien plus pudique que les autres. Je suis ravie qu’une aussi haute autorité morale en convienne, directeur.

Alors que son épouse se tournait vers un domestique pour prendre un nouveau verre, Dalton lança un regard troublé à Linscott.

L’homme soupira et lui souffla à l’oreille :

— Votre épouse est adorable, messire Campbell. Je n’ai pas eu le cœur de l’humilier et de la décevoir.

— L’histoire de ma vie, répliqua Dalton.

Très souriant, Linscott se redressa.

— Directeur, reprit Dalton sur un ton plus sérieux, Claudine Winthrop vient d’avoir un terrible accident. Alors qu’elle prenait l’air, elle a glissé et fait une mauvaise chute.

— Par les esprits du bien ! (Linscott prit la main de la jeune femme.) Vous êtes-vous fait mal, très chère ?

— Ce n’était rien, marmonna Claudine.

— Je connais Edwin depuis des années. À coup sûr, il ne se formaliserait pas que je vous raccompagne dans vos appartements. Prenez mon bras, et allons-y !

Dalton leva sa coupe et but une gorgée. Du coin de l’œil, il vit Claudine hésiter à accepter l’invitation du directeur. Si elle le faisait, se plaçant sous l’aile d’un homme très puissant, elle avait une bonne chance d’être en sécurité.

La réaction de dame Winthrop permettrait à Campbell de prendre une décision finale à son sujet. Le petit jeu qu’il jouait n’était pas très risqué. Après tout, beaucoup de gens disparaissaient sans qu’on retrouve jamais leurs traces. Cela dit, sa petite mise en scène n’était pas totalement sans danger…

Il attendit, laissant Claudine décider seule de son destin.

— Merci de vous soucier de moi, directeur, mais je vais très bien. J’attends cette fête depuis si longtemps ! Si je m’absentais, je ne me pardonnerais pas d’avoir manqué le discours du ministre de la Civilisation.

— Depuis que ses pairs ont élu Edwin représentant, il a travaillé dur à promulguer de nouvelles lois. Avec votre aide, si je ne m’abuse. Vous avez donc souvent vu le ministre. Puis-je avoir votre opinion sur lui ? En toute franchise, bien entendu.

Claudine but une gorgée de vin, reprit son souffle et parla sans regarder son interlocuteur.

— Bertrand Chanboor est un homme d’honneur. Sa politique est excellente pour Anderith, et il fait grand cas des lois que lui propose mon mari. (Claudine sirota une nouvelle gorgée de vin.) Nous avons de la chance d’avoir un serviteur de l’État de cette trempe à la tête du ministère de la Civilisation. Je doute que quelqu’un d’autre puisse faire mieux que lui…

— Un jugement d’une grande valeur, venant d’une femme comme vous. Nul n’ignore le rôle capital que vous jouez auprès d’Edwin.

— Vous êtes trop bon, directeur…, dit Claudine en baissant les yeux sur sa coupe. Je suis simplement l’épouse d’un homme important. Si je m’étais brisé la nuque en tombant ce soir, on ne m’aurait pas pleurée longtemps… et oubliée très vite ! Edwin, lui, laissera un souvenir durable à ceux qui l’ont connu.

Intrigué. Linscott attendit en vain que la jeune femme relève les yeux.

— Claudine a une fâcheuse tendance à se sous-estimer, dit Dalton.

Du coin de l’œil, il vit le majordome ouvrir la double porte de la salle à manger. Juste derrière, sur une table basse, des rince mains où flottaient des pétales de roses attendaient les dîneurs.

— Directeur, je suppose que vous connaissez l’identité de l’invité d’honneur ?

— Quel invité d’honneur, Campbell ?

— Un émissaire de l’Ordre Impérial. Nommé Stein, cet officier de haut rang vient nous délivrer un message de l’empereur Jagang. Le pontife sera là aussi pour l’écouter…

Linscott parut soudain accablé par le poids de cette nouvelle. Désormais, il savait que ses onze collègues et lui n’avaient pas été conviés à une fête ordinaire. Pour d’évidentes raisons de sécurité, le pontife annonçait rarement sa présence longtemps à l’avance. Il devait déjà être là avec sa garde personnelle et une petite armée de serviteurs.

Trépidante d’excitation, Teresa sourit à son mari. Claudine continua à fixer obstinément le parquet.

— Messires et mes dames, annonça le majordome, si vous voulez bien vous donnez la peine, le dîner est servi.

L'Ame du feu - Tome 5
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